La cantatrice chauve d’Eugène Ionesco

La cantatrice chauve d’Eugène Ionesco
Mme SMITH : Cependant, la soupe était peut-être un peu trop salée. Elle avait plus de sel que toi. Ah, ah, ah. Elle avait aussi trop de poireaux et pas assez d’oignons. Je regrette de ne pas avoir conseillé à Mary d’y ajouter un peu d’anis étoile. La prochaine fois, je saurai m’y prendre.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme. SMITH : Notre petit garçon aurait bien voulu boire de la bière, il aimera s’en mettre plein la lampe, il te ressemble. Tu as vu à table, comme il visait la bouteille? Mais moi, j’ai versé dans son verre de l’eau de la carafe. Il avait soif et il l’a bue. Hélène me ressemble : elle est bonne ménagère, économe, joue du piano. Elle ne demande jamais à boire de la bière anglaise. C’est comme notre petite fille qui ne boit que du lait et ne mange que de la bouillie. Ça se voit qu’elle n’a que deux ans. Elle s’appelle Peggy. La tarte aux coings et aux haricots a été formidable. On aurait bien fait peut-être de prendre, au dessert, un petit verre de vin de Bourgogne australien mais je n’ai pas apporté le vin à table afin de ne pas donner aux enfants une mauvaise preuve de gourmandise. Il faut leur apprendre à être sobre et mesuré dans la vie.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme. SMITH : Mrs Parker connaît un épicier roumain, nommé Popes co Rosenfeld, qui vient d’arriver de Constantinople. C’est un grand spécialiste en yaourt. Il est diplômé de l’école des fabricants de yaourt d’Andrinople. J’irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt roumain folklorique. On n’a pas souvent des choses pareilles ici, dans les environs de Londres.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme. SMITH : Le yaourt est excellent pour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apothéose. C’est ce que m’a dit le docteur Mackenzie-King qui soigne les enfants de nos voisins, les Johns. C’est un bon médecin. On peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais d’autres médicaments que ceux dont il a fait l’expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade.
M. SMITH : Mais alors comment se fait-il que le docteur s’en soit tiré et que Parker en soit mort?
Mme SMITH : Parce que l’opération a réussi chez le docteur et n’a pas réussi chez Parker.
M. SMITH : Alors Mackenzie n’est pas un bon docteur. L’opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors tous les deux auraient dû succomber.
Mme. SMITH : Pourquoi?
M. SMITH : Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le commandant d’un bateau périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit pas.
Mme. SMITH : On ne peut comparer un malade à un bateau.
M. SMITH : Pourquoi pas? Le bateau a aussi ses maladies; d’ailleurs ton docteur est aussi sain qu’un vaisseau; voilà pourquoi encore il devait périr en même temps que le malade comme le docteur et son bateau.
Mme. SMITH : Ah! Je n’y avais pas pensé… C’est peut-être juste… et alors, quelle conclusion en tires-tu?
M. SMITH : C’est que tous les docteurs ne sont que des charlatans. Et tous les malades aussi. Seule la marine est honnête en Angleterre.
Mme. SMITH : Mais pas les marins.
M. SMITH : Naturellement.
Pause.
M. SMITH, toujours avec son journal. Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi à la rubrique de l’état civil, dans le journal, donne-t-on toujours l’âge des personnes décédées et jamais celui des nouveau-nés? C’est un non-sens.
Mme. SMITH : Je ne me le suis jamais demandé!
Un autre moment de silence. La pendule sonne sept fois. Silence. La pendule sonne trois fois. Silence. La pendule ne sonne aucune fois.
Mme SMITH : Cependant, la soupe était peut-être un peu trop salée. Elle avait plus de sel que toi. Ah, ah, ah. Elle avait aussi trop de poireaux et pas assez d’oignons. Je regrette de ne pas avoir conseillé à Mary d’y ajouter un peu d’anis étoile. La prochaine fois, je saurai m’y prendre.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme. SMITH : Notre petit garçon aurait bien voulu boire de la bière, il aimera s’en mettre plein la lampe, il te ressemble. Tu as vu à table, comme il visait la bouteille? Mais moi, j’ai versé dans son verre de l’eau de la carafe. Il avait soif et il l’a bue. Hélène me ressemble : elle est bonne ménagère, économe, joue du piano. Elle ne demande jamais à boire de la bière anglaise. C’est comme notre petite fille qui ne boit que du lait et ne mange que de la bouillie. Ça se voit qu’elle n’a que deux ans. Elle s’appelle Peggy. La tarte aux coings et aux haricots a été formidable. On aurait bien fait peut-être de prendre, au dessert, un petit verre de vin de Bourgogne australien mais je n’ai pas apporté le vin à table afin de ne pas donner aux enfants une mauvaise preuve de gourmandise. Il faut leur apprendre à être sobre et mesuré dans la vie.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme. SMITH : Mrs Parker connaît un épicier roumain, nommé Popes co Rosenfeld, qui vient d’arriver de Constantinople. C’est un grand spécialiste en yaourt. Il est diplômé de l’école des fabricants de yaourt d’Andrinople. J’irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt roumain folklorique. On n’a pas souvent des choses pareilles ici, dans les environs de Londres.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme. SMITH : Le yaourt est excellent pour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apothéose. C’est ce que m’a dit le docteur Mackenzie-King qui soigne les enfants de nos voisins, les Johns. C’est un bon médecin. On peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais d’autres médicaments que ceux dont il a fait l’expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade.
M. SMITH : Mais alors comment se fait-il que le docteur s’en soit tiré et que Parker en soit mort?
Mme SMITH : Parce que l’opération a réussi chez le docteur et n’a pas réussi chez Parker.
M. SMITH : Alors Mackenzie n’est pas un bon docteur. L’opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors tous les deux auraient dû succomber.
Mme. SMITH : Pourquoi?
M. SMITH : Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le commandant d’un bateau périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit pas.
Mme. SMITH : On ne peut comparer un malade à un bateau.
M. SMITH : Pourquoi pas? Le bateau a aussi ses maladies; d’ailleurs ton docteur est aussi sain qu’un vaisseau; voilà pourquoi encore il devait périr en même temps que le malade comme le docteur et son bateau.
Mme. SMITH : Ah! Je n’y avais pas pensé… C’est peut-être juste… et alors, quelle conclusion en tires-tu?
M. SMITH : C’est que tous les docteurs ne sont que des charlatans. Et tous les malades aussi. Seule la marine est honnête en Angleterre.
Mme. SMITH : Mais pas les marins.
M. SMITH : Naturellement.
Pause.
M. SMITH, toujours avec son journal. Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi à la rubrique de l’état civil, dans le journal, donne-t-on toujours l’âge des personnes décédées et jamais celui des nouveau-nés? C’est un non-sens.
Mme. SMITH : Je ne me le suis jamais demandé!
Un autre moment de silence. La pendule sonne sept fois. Silence. La pendule sonne trois fois. Silence. La pendule ne sonne aucune fois.